Tout d’abord, sachez que je ne suis absolument pas une adepte du “faites ce que je dis, pas ce que je fais”. Au contraire, je m’applique à mettre en pratique pour mes chiens exactement ce que je demande de faire à mes élèves. Ca n’est pas “vous devez faire ça, mais moi je ne le fais pas parce que ça prend trop de temps”… En revanche, l’adage inverse vaudrait parfois : “faites ce que je fais, pas ce que je dis”. Comme va l’expliquer cet article, il y a parfois un décalage entre ce qu’on doit faire en situation réelle et ce qu’on avait envisagé de faire avant d’être “dans le jus”… 😉  

“Mon bon ami, toute théorie est sèche, et l’arbre précieux de la vie est fleuri.” (Goethe)

Voici un article qui pourrait venir discréditer tout ce que je dis, si on venait à le lire entre les lignes. Je vais donc l’écrire sur la pointe des doigts, en espérant me faire bien comprendre.

Attention, on commence par un peu de théorie !

En éducation canine comme ailleurs, il y a la théorie, celle que l’on enseigne et que l’on applique au maximum (et à laquelle je crois dur comme fer) et il y a la pratique. Mais quelle est la différence entre la théorie et la pratique ? Eh ben en théorie, il devrait pas y en avoir ! Sauf que…

Comme le dit avec humour Albert Einstein, “La théorie, c’est quand on sait tout et que rien ne fonctionne. La pratique, c’est quand tout fonctionne et que personne ne sait pourquoi.” Parfois, on n’est pas loin d’en arriver là ! (En réalité, si rien ne fonctionne, c’est sans doute que l’on a enregistré ou appliqué que la surface de la théorie, qui lorsqu’elle est confrontée aux faits, est bien plus profonde que ce que l’on arrive à énoncer dans un cours ou un article de blog…)

Le principe de la théorie “de surface” (celle qu’on peut enseigner facilement avec des raccourcis pour faciliter la compréhension), c’est qu’elle est générale et faite pour correspondre au plus grand nombre. La pratique, en revanche, c’est de la théorie appliquée à l’individu, au lieu et à l’instant. Individu, lieu et instant qui ne collent peut-être pas à 100 % à la théorie “de surface” que l’on vient d’énoncer…

Ainsi, si l’on semble parfois se contredire, c’est peut-être qu’on connaît si bien la théorie, que l’on peut juste la contourner pour mieux y revenir…

Fichier:Theorie-pratique.PNG — Wikipédia

Rassurez-vous, voici la pratique !

Deux exemples récents me viennent à l’esprit.

Le premier s’est posé il y a une semaine lors d’un stage pour les pro, sur “comment enseigner les sports canins”.

Pour apprendre à un chien aller sur une cible, je trouve ça plus intéressant que l’on procède en « shaping », c’est-à-dire en récompensant toutes les petites approximations vers la cible (regarde la cible, marche vers la cible, marche sur la cible etc), jusqu’à ce que le chien y aille volontiers. En cours, j’explique donc que je préfère qu’on ne pose pas de friandise ou de jouet sur la cible, afin de laisser le chien réfléchir. S’il se contente de suivre la friandise, il ne se rend pas compte de ce qu’il fait et l’apprentissage peut être ralenti, voire inexistant si on a un chien très très gourmand qui n’a plus qu’une grosse croquette à la place du cerveau à partir du moment où il voit une friandise.

chien sur une cible

Ca, c’est la théorie, que j’enseigne 95 % du temps et que j’applique à 85 % une fois sur le terrain. Car cette théorie suppose que le chien est capable de réfléchir : qu’il a appris à le faire, ou qu’il soit dans un contexte qui lui permette de le faire, ou qu’on puisse se permettre de décomposer suffisamment son action pour l’amener pas à pas vers la solution.
Or, parfois, on se trouve en cours collectif, avec un chien qui n’a pas encore appris à réfléchir, ou qui est distrait par l’environnement, ou qui est excité, ou qui a appris à ne pas lâcher son maître des yeux, etc. La théorie voudrait qu’on dise au maître de laisser tomber et de travailler ça progressivement chez lui. C’est ce qu’il faudrait faire pour un apprentissage dans de bonnes conditions. Au risque qu’une fois chez lui, le maître ait oublié comment le travailler, bien sûr… Mais dans la pratique, il y a plus que l’apprentissage en jeu. Il y a aussi la satisfaction du maître (qui lui aussi doit passer un bon moment et lui aussi, comme le chien, a besoin d’un sentiment de réussite) ; et il y a le fait qu’il est coincé là pendant une heure avec son chien, que les autres autour de lui apprennent la cible, et que lui, il ne peut pas. Ca peut être frustrant, démotivant, voire délétère pour sa relation avec son chien. Alors certes, je vais lui dire de retravailler ça chez lui tranquillement, ou que son chien n’est pas encore prêt à être en cours collectifs et qu’on va retravailler ça individuellement. Mais sur le moment, je fais quoi ? Je lui dis de repartir, la queue entre les jambes, parce que moi je ne travaille qu’en shaping ? Non ! Je peux choisir de lui faire faire un autre exercice, ou je peux choisir de faire une entorse à ma belle théorie, fouiller dans ma boîte à outil et sortir un autre outil d’apprentissage. Par exemple, si le chien est suffisamment concentré pour suivre un leurre, lui demander de poser la friandise sur la cible. Et parfois, ça débloque complètement la situation ! Quand il l’aura fait quelques fois, le chien reviendra probablement plus volontiers sur sa cible, ou au moins la regardera, et le maître pourra alors recommencer le travail de shaping. Tout le monde repart content. Tout le monde a réussi. On a fait une petite entorse à ma jolie théorie, mais ce qui compte LA théorie ultime, c’est que tout le monde soit content à la fin (et même au milieu) ! Car la réussite engendre la réussite, de marche en marche, on avancera, et peut-être même qu’on finira par recoller à la théorie de départ. Tous les chemins mènent à Rome !

Deuxième exemple.

Je dis toujours de faire des séances d’apprentissage très courtes (de 30 secondes à 2 minutes), de respecter l’émotionnel du chien, d’arrêter au moindre signe d’inconfort, de récompenser même l’approximation, de dédramatiser l’éventuelle erreur si on n’a pas réussi à l’éviter. Et ça, j’y crois dur comme fer.

Lorsque je propose un challenge à mon chien, ça n’est pas toujours facile pour lui, je dois absolument rendre cet apprentissage plaisant, ne pas l’enfermer dans quelque chose de contraignant, ne pas le pousser trop fort, respecter son rythme.

MAIS VOILA…

Quand on applique à la lettre ce principe, on peut tomber dans un autre travers, qui bloque le chien sur place, ou en termes plus profanes, le rend mou du bulbe, peu prompt à l’effort de réflexion. En effet, on peut avoir peur de « pousser » le chien et ne jamais augmenter ses critères. L’exemple auquel je pense est celui qui va consister à apprendre à un chien à faire durer un comportement (toucher la main longtemps, porter un objet en gueule longtemps, poser son menton longtemps, garder une patte en l’air, rester à sa place longtemps etc). Au bout d’un moment, on va devoir travailler cette durée pour de vrai. Et si le chien lâche avant, on va devoir lui demander de s’accrocher un peu, tout en mettant tout en œuvre pour limiter au maximum les erreurs, afin d’éviter la frustration. On va simplifier les autres critères, aménager l’environnement pour faire en sorte qu’il réussisse mieux (enlever les distractions par exemple, ou augmenter le nombre de bonbons à la minute), récompenser les approximations, et si jamais on a une erreur, l’apaiser quand même en récompensant même s’il se trompe (ah oui, ça je sais que ça pose problème à beaucoup de gens ! Je ferai peut-être un article là-dessus un jour). Bref, on va mettre toutes les chances du côté du chien, mais il va falloir qu’il fasse quand même un petit effort pour s’accrocher. C’est ce que j’appelle travailler l’endurance mentale.

On évite la frustration, on fait des pauses, on récompense à max, on simplifie, mais imperceptiblement, on doit continuer à augmenter le critère. Car si on a peur du grand méchant frustrator, si on n’augmente jamais son exigence (et quand je parle d’augmenter, ça peut être d’une demi-seconde), le chien va apprendre qu’il peut (voire doit !) se contenter de maintenir le comportement deux secondes, et il n’ira pas plus loin. Et si on continue comme ça sur plusieurs séances, il prendra même peur quand on lui demandera d’aller plus loin, car il sera bien ancré dans ses croyances « ce truc, on le fait deux secondes. Si au bout de deux secondes ça récompense pas, c’est que c’est pas ça. Si c’est pas ça je vais tenter autre chose, ou couiner, ou partir ». Et là on est dans une impasse. On doit réfléchir à nouveau à la façon de simplifier tous les autres critères pour lui rendre la durée plus facile. Mais on ne peut pas juste à vie récompenser une seconde si notre but est qu’il tienne une minute. Tout comme on ne peut pas espérer de le faire tenir une minute si on n’a pas d’abord récompensé une seconde…

Attention, comprenez-moi bien, n’allez pas du coup sauter 3000 étapes et « forcer » le chien à avancer malgré lui. Tout est une question de subtilité, d’adaptation à l’individu, de doigté, d’observation, de millimètres et de millisecondes. C’est ça la pratique. Y a la théorie de surface, fastoche… et y la pratique, moins fastoche…

Notre rôle en tant qu’éducateur canin, je pense, est d’enseigner la théorie, tout en gardant à l’esprit qu’avec tel ou tel individu, dans telle ou telle situation, cette théorie ne doit pas être limitante ni bloquante. Elle doit être un tremplin sur lequel rebondir, pas une cage dorée où s’enfermer.

C’est donc un message à tous les éducateurs (ceux qui éduquent les chiens des autres et ceux qui éduquent leurs propres chiens) : peaufinez votre théorie, apprenez-la, approfondissez-la, intégrez-la, imprégnez-vous-en, confrontez-la à la pratique, jusqu’à pouvoir vous en débarrasser s’il le faut. Elle doit être tellement en vous, faire tellement partie de la couleur de votre peau, que même si vous devez vous peindre la peau en bleu l’espace d’un instant, vous n’aurez jamais peur de devenir bleu pour de vrai. Car les principes fondamentaux sont toujours là, derrière, et on finit toujours par y revenir, même en ayant pris les chemins de traverse.