Aujourd’hui je vous propose un article pas très drôle, mais qui me tient à coeur.
Yéti a 14 ans passés. Yéti a un cancer. Deux différents, en fait (un dans le nez et un à la glande surrénale). En réaction à sa chimio, elle a fait une pancréatite. En réaction à sa pancréatite, elle a fait une inflammation généralisée des organes. La vésicule biliaire s’est emballée, et s’est finalement percée pour laisser s’échapper la bile dans l’abdomen. Bile hautement corrosive, qui ronge les organes. J’ai refusé l’opération qui consistait à enlever la vésicule, car si jamais elle survivait je ne voulais pas lui imposer les suites opératoires douloureuses, et qu’elle finisse par sans doute mourir dans sa cage d’hôpital. Elle avait déjà vécu 8 jours de calvaire loin de moi…
Il y a 15 jours, Yéti avait tout pour mourir. Yéti ne voulait pas mourir.
« Tant qu’elle ne souffre pas… »
C’est une phrase qu’on m’a maintes et maintes fois répétée ces derniers jours, voyant que je “persévérais”. Et je le comprends, parce que moi aussi, j’aurais eu tendance à la dire. Et pourtant, cette phrase m’a fait beaucoup de mal. Je ne peux plus l’entendre. Je ne peux plus la lire.
Vu au travers de mon prisme déformant (je le précise, car je sais très bien que la phrase n’a pas été dite dans cette intention), j’y voyais un « si tu veux la prolonger, c’est ton choix, mais fais attention, elle pourrait souffrir par ta faute, il faudra que tu sois assez sage pour la faire partir ». Bien sûr, cette interprétation était sans doute le fruit de mes propres peurs. Mais en tous cas, ça m’a fait du mal, parce qu’à chaque fois que j’entendais « tant qu’elle ne souffre pas », je comprenais « elle va souffrir, ne la laisse pas souffrir ».
Cette phrase, et cette phase, m’ont aussi posé plusieurs questions
1/ Qu’est-ce que la souffrance ? (une amie véto m’a fait remarquer la nuance entre douleur et souffrance, qui inclue un côté psychologique j’imagine, j’ai trouvé cette nuance intéressante)
Je n’ai pas de réponse à cette question…
2/Comment mesurer la souffrance chez un chien ?
Les chiens malades n’ont pas d’échelle de 1 à 10 à verbaliser, avec un bouton pour déclencher la morphine… Pour savoir quand « arrêter » j’avais besoin de me fixer des critères précis. Voici ceux que je m’étais établis, avec l’aide de mes nombreux amis vétérinaires, que j’ai littéralement harcelés.
- Pour évaluer la souffrance : chien qui ne se lève plus, halètement, tremblements, regard douloureux (yeux mi-clos ou exorbités, qui regardent dans le vide ou me fixent intensément). Le tout qui dure plusieurs heures. Ou au moins une en fonction de l’intensité. J’ai eu les regards douloureux, je savais que Yéti avait mal, c’était obligé, mais sa respiration a toujours été calme et posée. Elle a toujours eu l’ai sereine. Moi je voyais un chien mourant, j’avais besoin d’un regard extérieur. Et quand j’envoyais des vidéo aux différentes véto, ou qu’ils la voyaient, j’avais toujours la même réponse « elle a l’air sereine ».
- Pour évaluer la détresse psychique : chien qui ne se lève plus (encore), incapable de faire un choix, regard vide, bas, qui ne suit plus la vie autour. Ca, je ne l’ai jamais eu. Yéti a toujours été alerte, intéressée par ce qui se passait autour. Elle a toujours été capable de se lever pour changer de coucouche, de refuser un soin, de refuser de laisser ses muscles céder (elle se tenait debout, chancelante, et quand elle tombait elle se relevait), de choisir un endroit meilleur pour faire pipi (je la posais, elle restait plantée en regardant fixement un point. Je la portais et la reposais à ce point, et là elle faisait pipi)
C’est sur ces critères que je me suis basée pour penser qu’il n’était pas encore temps pour elle de partir, qu’elle n’en avait pas fini. J’étais pleine de doutes, évidemment. De doutes, de peur, de terreur même. « Ne la laisse pas souffrir ! » Et c’est là que le « tant qu’elle ne souffre pas » est si douloureux. Parce que c’est si difficile à évaluer. Suis-je un mauvais maître, pire, une mauvaise amie, si je ne la fais pas partir maintenant ?
3/Et enfin, est-ce que souffrir veut toujours dire vouloir mourir ? Est-ce qu’on ne peut pas se baser sur autre chose que la douleur/souffrance pour évaluer le désir/la soif/l’instinct de vivre d’une personne (un chien étant aussi une personne) ? A la véto spécialiste qui me l’a rendue lundi soir, j’ai posé la question « Est-ce que je dois l’euthanasier tout de suite ? Est-ce qu’elle peut passer la nuit ? ». Elle m’a répondu « malheureusement il faudrait le faire dès ce soir. Une péritonite biliaire, c’est très douloureux. La bile est corrosive et s’est disséminée dans tout l’abdomen. Tous ses organes vont être attaqués. Elle peut décompenser et souffrir, son cœur peut lâcher. Et c’est irréversible si on ne l’opère pas».
J’étais donc bien décidée à faire euthanasier Yéti le soir-même, « tant qu’elle ne souffre pas.». Ma véto est venue chez moi pour l’aider à partir. Mais que voyais-je devant moi ? Un chien faible, un chien qui a mal, un chien amaigri, qui ne mange plus, qui se tient queue basse, qui ne boit plus, un chien qui n’est que l’ombre de lui-même. Et pourtant un chien qui me regarde, qui est parfois capable d’avoir l’air vif, qui réagit à l’environnement, qui peut marcher. Ma véto et moi, on a vu un chien qui souffre et qui n’avait pas envie de mourir. Un chien qui, malgré la douleur, voulait se battre. Je n’aurais pas réussi à lui couper les ailes, à briser son élan de vie.
D’où la question qui m’est venue. Euthanasier un chien « avant qu’il ne souffre », par pure bonté d’âme, n’est-ce pas décider pour lui de son envie de vivre ou non ? Le chien qu’on laisse vivre « tant qu’il ne souffre pas », est-ce que ça veut dire que « dès qu’il souffre » il doit partir ? Mais où met-on le curseur ? A-t-on si peur de la souffrance qu’on veut même l’anticiper ? Pour un être vivant, et encore plus pour un chien, la souffrance ne fait-elle pas partie de la vie ? Les chiens l’accepte-t-ils mieux que les humains ?
Vous est-il déjà arrivé de souffrir ? Ou d’être très mal ? Que votre maladie soit grave ou pas ? Avez-vous pour autant eu envie de mourir ? Peut-être que non. Peut-être que oui. Peut-être que oui, et finalement vous ne regrettez pas d’être en vie aujourd’hui. Je ne dis pas ici que la souffrance ne peut pas être telle qu’on ait envie/besoin de mourir. Je ne me le permettrais jamais (je ne suis d’ailleurs pas du tout opposée à la fin de vie assistée, et même au fait qu’on abrège les souffrances d’un mourant. La différence, par rapport à un chien, c’est qu’en cas de suicide assisté, avant que la souffrance ne devienne trop insupportable, donc, l’humain choisit qu’il ne veut plus vivre. Et quand la souffrance est là, on tente de la soulager jusqu’au dernier moment. Pour le chien, c’est à nous de faire le choix pour lui, et toute la question est de savoir quand est le dernier moment… ) !
J’ai donc choisi de me fier uniquement à ce que je percevais de Yéti, de ne pas me projeter, de ne pas prendre sa douleur comme critère, mais vraiment sa détresse. J’ai essayé de lui rendre ce choix, de ne pas me l’approprier. Et je n’ai jamais vu un chien en détresse (si, une fois. Un vendredi. Je l’ai apportée chez ma véto pour en finir. Et arrivée là-bas, elle est « repartie ». Il se trouve qu’elle était en crise d’hypoglycémie et déshydratation). Au début, je l’ai simplement accompagnée dans sa chute, allégeant sa douleur grâce à de la morphine et des anti-nauséeux, lui montrant que j’étais là, lui répétant qu’elle pouvait partir, que j’étais prête. Comme avec un humain, comme avec un ami. Et puis, après avoir touché le fond, elle est remontée. Alors je lui ai montré que j’étais là aussi, mais dans l’autre sens : je l’ai perfusée, je l’ai nourrie à la pipette, je l’ai fait boire toutes les heures…
Les chiens ont cette chance immense qu’on ne les laissera pas agoniser dans d’horribles souffrances. Mais en faisant ça, on leur retire aussi peut-être le choix. Bien sûr, si j’avais vu les signes décrits ci-dessus pour Yéti, je l’aurais fait. Je reste persuadée que c’est une chance pour les chiens. J’étais prête, mon frère (véto) était prêt à venir jour et nuit pour l’aider à la faire partir. Mais je tenais à lui laisser ce choix, à elle. A vraiment essayer de comprendre ce qu’elle me disait. Au-delà de la douleur qu’on avait dit qu’elle subirait, au-delà de la fin que je projetais, au-delà des contraintes matérielles pour moi.
Ce que Yéti m’a appris, c’est qu’on peut sans doute parfois souffrir sans vouloir mourir. Pas toujours, pas tout le monde. Mais certains individus sont de ce bois-là. Souffrir, mais continuer à se battre. Si Yéti avait voulu mourir, si elle n’avait pas tenu, si elle avait tremblé, haleté, si son regard s’était voilé comme celui de ma pauvre Pampa, je l’aurais fait, sans hésiter. J’étais prête. Mais elle ne l’était pas. Elle le sera un jour. Ce jour viendra. Et j’espère que moi aussi, je serai de nouveau prête…