Evidemment, avec un chiot en pleine éducation dans les pattes, je suis de nouveau plongée jusqu’au cou dans les principes de base. Et celui que j’aime particulièrement, c’est celui de « critères » dans mon plan d’entraînement.

Je m’explique. En éducation canine, il est rare que l’on puisse directement partir de zéro et arriver à notre objectif en une ou deux étapes. On a un temple Inca à gravir, avec ses 1592 marches. Notre première étape est de visualiser, puis construire ces marches dans notre tête (ou sur papier, si vous le souhaitez. Moi, en général, j’ai ça dans ma tête). On appelle ça un « plan d’entraînement ». Notre deuxième étape est d’entreprendre de gravir ces marches (ou plutôt d’aider notre chien à les gravir).

Escalier vertigineux dans les Andes

Il y a plusieurs facteurs qui vont influencer notre progression vers le sommet du temple : 

  • La hauteur des marches dans notre projet. Trop hautes, on va peiner et on n’arrivera peut-être même pas à les franchir. Trop basses, on risque de s’épuiser avant d’arriver au sommet.
  • La vitesse à laquelle on décide de les gravir. Trop vite, on peut aussi s’épuiser avant d’arriver au sommet. Trop lentement, en stagnant sur une marche, on mourra peut-être de chaud ou de soif avant d’y arriver.

temple inca

Cette deuxième étape est ma préférée, car c’est là que l’on doit vraiment sortir ses compétences d’entraîneur. Bien sûr, dans un monde idéal, si on les gravit 4 à 4, on arrive plus vite en haut. Mais ça, ça va si on a le physique et le mental pour. Dans la vraie vie, 99% des gens auront besoin de les gravir une à une, et avec des pauses. Certains devront même s’y prendre à plusieurs tentatives.

Votre chien fait peut-être partie des athlètes de l’apprentissage, qui ont le physique et le mental pour avaler les marches. Ces chiens-là existent. Ils sont d’ailleurs de très mauvais professeurs, car ils n’apprennent pas à leur entraîneur à bien observer les signes de stress, de fatigue physique, de fatigue mentale, de frustration. Tout semble facile, et les autres gens avec leurs chiens « normaux » semblent de bien piètres entraîneurs. Eux qui mettes des mois à apprendre quelque chose que le chien athlète a appris en 15 jours!

Avec Zeph, comme avec la plupart des chiots et jeunes chiens, ma vie est une série de pyramides Inca. La première qui se présente à nous est sa peur de la ville.
En effet, Zeph est un chiot élevé au cœur du désert du Névada, et bien que son éleveuse ait fait ce qu’elle a pu pour la sortir de temps en temps, son quotidien, c’était vivre en petite meute dans une super pièce pour chiots avec accès libre dans le jardin. Un environnement agréable, une belle, vie, mais bien loin du centre ville où elle a débarqué chez moi…

Je me suis retrouvée avec un petit animal sauvage qui n’osait pas sortir de sa caisse à l’arrivée chez moi. La ville était un calvaire, la rue, inenvisageable. Les vélos, les gens, les bruits, le vent dans les volets, les portières qui claquent, les enfants, les rollers, les voitures, des camions, les vieux avec leurs caddies, les travaux, les parapluies… Tout était source de stress. Dommage, parce que c’est notre quotidien…  C’est là que je me suis rendu compte à quel point la ville était un univers agressif, même pour les humains !

Il m’a fallu construire un grand escalier avec tout plein de petites marches pour espérer arriver un jour au sommet de mon temple. J’ai commencé par « m’exiler » à la campagne pour entamer mes premières marches, car la ville était tellement source de saturation pour elle qu’elle était incapable d’intégrer quoi que ce soit. A la campagne, il y avait les voisins, quelques voitures, quelques vélos, les perceuses, les gens qui marchent sur le gravier, c’était déjà largement suffisant. Je prenais la voiture pour m’enfoncer encore plus loin pour la promener à l’abri de quasi toutes les stimulations.

Zeph écoute les bruits

Au bout de quelques jours, on a gravi les premières marches, celles de la confiance en son humain. Zeph me suivait volontiers et même si tout était encore source de terreur et qu’il fallait régulièrement faire demi-tour ou reprendre de la distance, elle se raccrochait facilement à moi. J’ai décidé de monter quelques marches supplémentaires avec une expérience un peu plus stimulante/stressante par jour (très courte), puis de redescendre me poser tranquillement avec un sandwich sur un palier inférieur le reste de la journée  (c’est une image, hein) ! Là, on travaillait un peu son « cardio » mental. Le stress mineur rencontré produit du cortisol, que l’on doit ensuite laisser retomber pour ne pas arriver à saturation. Mais cette exposition dosée et millimétrée est aussi ce qui permet d’avancer, de supporter de mieux en mieux les difficultés (comme l’explique Kristina Spaulding dans son excellent livre “The Stress Factor in Dogs) et de travailler la résilience.

 J’ai fait des allers-retours en ville et à la campagne, pris la voiture en ville pour la promener en « zone sécurisée », me suis aventurée sur un trottoir 10 mètres, puis retour à l’abri du jardin, etc.

Petit à petit, à coup de montées, de descentes et de stagnations, elle a commencé à prendre de l’endurance. Et oui, on peut un peu voir ça comme un entraînement sportif. On a pu monter de plus en plus de marches, de plus en plus vite. Les progrès étaient même fulgurants, à condition que je respecte des temps de répit et de calme. Là, je vous parle de 20 jours de travail. C’est extrêmement rapide, et dû à la fois au respect de son rythme et au fort caractère de Zeph. Certains devront faire ça pendant 6 mois. Pour d’autres, 3 jours suffiront. 

Et ce week-end je l’ai sentie prête pour le grand bain : les championnats d’Europe de frisbee. 7h de route, sorties en aires d’autoroute, sono à fond, gens qui parlent dans le micro, cri des supporters, campings cars partout, gens dans tous les sens… « Immersion !!! » Crierez-vous peut-être. Eh oui, mais et si elle était prête pour ça ? Ca a été dur, pour elle, et aussi pour moi. J’ai jonglé entre la prendre avec moi, la ramener au camion, la promener dans la forêt, revenir vers la sono, repartir. J’ai cru devenir folle. En fin de journée, elle était totalement détendue. Mais le lendemain, j’ai dû la préserver en la sortant uniquement loin du raffut, pour éviter de mettre “la couche de trop”. Et quand je suis revenue chez moi, j’avais une autre chienne. Elle n’avait quasi plus peur des vélos, des gens, des voitures. Elle semblait à l’aise. Elle en avait vu d’autres ! 

Est-ce que c’était de l’immersion ? Oui !

Est-ce qu’elle était prête pour ça ? Oui !

Est-ce que c’était une prise de risque ? Oui ! (d’ailleurs, j’étais prête à repartir si c’était trop).

Est-ce qu’elle aurait été prête une semaine avant ? Non ! (d’ailleurs, une semaine avant, je devais aller à un petit concours que j’ai annulé).

Est-ce qu’elle est prête pour plus ? Non ! (d’ailleurs j’ai annulé mon déplacement en République Tchèque la semaine suivant pour d’autres finales, car ça ferait trop).

Tout ça pour dire que, quel que soit votre entraînement (clicker training, tricks, éducation quotidienne, medical training, comportement) c’est à l’entraîneur de voir, d’observer à quel rythme peut avancer le chien. Il va se baser sur ses connaissances des signaux de stress, des productions hormonales engendrées par le stress, de l’effet du stress sur la physiologie du chien, mais aussi ses connaissances du mental particulier du chien, de sa résilience, son historique propre.

On peut avoir deux défauts lorsqu’on applique son plan d’entraînement.

  • Avancer trop vite, au risque de « casser » le chien. Il peut frustrer de ne pas comprendre, prendre peur, se mettre en doute, se braquer, tout simplement échouer.
  • Avancer trop lentement, au risque de stagner, voire revenir en arrière. Si on reste trop longtemps sur la même marche, il peut être difficile pour le chien de repartir. Il a trouvé son confort, monté son petit campement là, et la marche suivante peut représenter un réel défi

On prend bien sûr moins de risque à aller trop lentement qu’à aller trop vite, le seul risque étant de ne pas arriver au sommet du temple (alors que si on va trop vite, on peut « casser » le chien). Donc, à choisir, allons trop lentement. Mais si vous êtes sûrs de vous, sûr de vos observations, de vos calculs, alors allez-y, grimpez !

Choisir ses critères (ses marches) et savoir à quel rythme les faire défiler, c’est je trouve une des choses les plus passionnantes et les plus difficiles en éducation canine. Et encore une fois, c’est valable pour tous les apprentissages, aussi bien en comportement que pour un simple trick. Cela demande de la subtilité, de la pratique. On ne peut pas juste dire « l’immersion, c’est mal » ou « si vous le mettez sous cloche vous n’avancerez jamais ». Il faut être prêt à réajuster son plan à chaque instant, ralentir, accélérer, et observer le chien pour avoir son feedback.

Car au bout du compte, si le chien franchit la difficulté avec un mental stable, c’est que vous étiez dans le bon rythme. Ca n’est pas plus compliqué que ça. Et c’est aussi compliqué que ça 😊